Dormez braves gens… – Partie 1 : les fondamentaux

Salle de classeJ’ai récemment effectué un sondage auprès des élèves à l’entrée en 6ème dans l’un des deux collèges où je travaille. Les résultats sont édifiants ! Vous pensez que la génération actuelle est plus douée que ses aînés en informatique ? Que baignant dans la technologie, ils ont acquis certaines compétences ? Que l’approche qu’ils ont avec la technologie a trait à quelques chose de naturel ?

Que nenni ! Bien sûr il existe toujours quelques individus éclairés, de nature curieuse et sans doute promis à un avenir meilleur que la moyenne de leurs camarades, mais en réalité les enfants se contentent, pour la plupart, de n’utiliser que Youtube et Facebook. Et la plupart du temps ils n’arrivent pas à faire la différence entre Internet et Google. Limiter l’informatique et Internet à cela pourrait être considéré comme une insulte au métier d’informaticien et à la diversité et la richesse des contenus proposés sur Internet… On peut même constater que la génération actuelle est bien moins compétente que celle des 30-40 ans.

Mais revenons aux origines de ce mal qui ne touche pas que les enfants mais également une grande partie des adultes. Internet à été créé au début des années 70 par des universités états-uniennes, pour le compte de l’armée de ce même pays. Le souci de l’armée était que la plupart des réseaux télématiques existants à l’époque (similaires au Minitel, par exemple), utilisaient un mode de fonctionnement centralisé. En conséquence, toute l’infrastructure devait être située en un unique lieu, la rendant toute entière vulnérable à une attaque. Dans le contexte de la guerre froide cette problématique revêtait une dimension primordiale. Ainsi, le cahier des charges de l’armée pour les universitaires barbus – et souvent un brin hippie – fut des plus simple : créer un réseau national et potentiellement mondial décentralisé qui continuerait à fonctionner même si plusieurs éléments de ce réseau venaient à être rayés subitement de la carte. Ce projet sera nommé ARPAnet. Dans le contexte historique de l’époque, l’idée était très claire : résister à une attaque nucléaire soviétique sur plusieurs grandes villes états-uniennes.

PDP-8Devant le peu de contraintes de ce cahier des charges, les universitaires barbus ont pu faire à peu près ce qu’ils voulaient, à tel point que le réseau ainsi créé était trop libre pour une utilisation militaire. N’oublions pas que fidèle au mouvement « peace and love » auquel beaucoup d’entre eux adhéraient, ils ont vu cette opportunité comme le moyen de se créer un espace de liberté, à l’opposé de tout contrôle et hiérarchie militaire. L’armée abandonna donc le projet ARPAnet tel qu’il existait à ce moment là – et créera une branche à part à partir des travaux réalisés à l’époque qui s’appellera MilNet. Toute l’infrastructure ainsi créée resta en la possession de ces premiers hackers du Net qui amélioreraient et étendraient ainsi continuellement ce réseau. Internet, appelé à l’époque NSFnet, était né. Le nom ARPA subsiste aujourd’hui dans le nommage de certain éléments important du réseau actuel. Le nom Internet vient de l’extension de NSFnet, qui relia des réseaux de professionnels à ceux des université. Le nom évoque clairement l’interconnexion de réseaux (network en anglais) déjà existants. Ci-contre, un PDP-8, ordinateur qui participa à la création d’Internet.

Dans les années 80 Internet représentait donc cet espace de liberté coupé des contraintes des États et des règles communément admises dans notre espace cartésien. Cela ne signifiait pas qu’il n’existait pas de règles. Cela signifiait que les hackers de l’époque avaient modelé un nouvel espace qui obéissait à leurs propres règles et selon les valeurs morales en lesquelles ils croyaient. On notera également qu’à cette époque – et jusqu’au milieu des années 90 – l’ensemble de ces utilisateurs étaient extrêmement éduqués : ils savaient tous comment Internet fonctionnait, au moins dans ses grandes lignes, ils étaient tous des créateurs de contenu et le moins spécialiste d’entre eux avait au moins un diplôme d’ingénieur – ou était-il en train de l’acquérir.

A cette époque, pas de contrôle, pas de commerce, pas d’argent et les fournisseurs d’accès, pour la plupart associatifs ou limités aux universités elles-même, ne géraient au maximum qu’une dizaine de millier d’abonnés. Les logiciels étaient systématiquement dans l’ordinateur ainsi que les données car les serveurs Internet de l’époque n’étaient de toute façon pas capables de stocker ce qu’aujourd’hui nous trouvons banal. Youtube ou le « cloud » auraient été inconcevables à la fois techniquement et moralement, si on considère les idéaux de ces pionniers. Tous les logiciels qui faisaient tourner ce tout jeune Internet étaient libres : le code était visible, tout était ouvert et tout reposait sur la notion de partage désintéressé pour le bien de tous et pour faire fonctionner ce tout nouveau réseau et média. Tout ce qui existait et qui permettait le fonctionnement de ce nouvel espace avait été créé selon les idéaux de ceux qui l’avaient imaginé et qui l’utilisaient.

Aujourd’hui, malgré les graves lacunes de la compréhension d’Internet et de ses enjeux, il faut reconnaitre que la forme d’auto-contrôle qui régnait au départ existe encore aujourd’hui. On peut prendre pour exemple Wikipedia ou les forums : les contenus qui sont de meilleures qualités sont distingués et sont à terme ceux qui subsiste et sont les plus consultés. L’excrément, lui, fini par disparaitre dans les oubliettes du réseau : il est toujours présent mais oublié et difficile d’accès.

Mais deux catastrophes sont arrivées.

Première catastrophe, l’ordinateur est devenu un média grand publique. Entendons nous, il ne s’agit pas d’une catastrophe en soit : la manière dont cela s’est déroulé en constitue une. Jusqu’au début des années 90, un ordinateur coûtait une fortune et se connecter à Internet était un véritable parcours du combattant. Et encore, il fallait des compétences techniques relativement importantes pour le mettre en place. Quelqu’un qui voulait se connecter à Internet était par définition un passionné et voulait dans la majorité des cas participer à l’amélioration du réseau. Par la suite, en France, nous sommes passé en l’espace de très peu de temps, au début des années 90, d’un public d’environ 15 000 personnes extrêmement éduqués sur le sujet à un public, en 2010, de 30 millions de personnes presque pas éduqués – voire pas du tout – qui ne savent pas comment ça fonctionne, qui ne sont même pas certains de savoir pourquoi ils ont acheté un ordinateur, parce que le voisin en a un, qu’il a dit que c’était fabuleux même si on a pas bien compris ni pourquoi, ni comment…

Esclaves enchaînésNaturellement, dans cette situation, les gens – du moins, ceux qui ne sont pas éduqués – vont utiliser l’outil de la manière la plus proche de ce qu’ils connaissent déjà et de leurs habitudes : la télévision. Un média extrêmement vertical, symbole d’autorité au quotidien et dont le gourou le plus visible est le présentateur du journal télévisé de TF1 ou de France 2, selon le bord politique. Autrement dit, la plupart des gens utilisent Internet d’une manière qui est à l’opposé de sa raison d’exister et des idéaux qui ont permis sa création : ils consomment passivement et sous contrôle un média originellement décentralisé, et donc très horizontal, et dont on a poussé la centralisation à son paroxysme. Et c’est bien ce qui est proposé : Youtube n’est ni plus ni moins que de la vidéo à la demande. Bien sûr il y a des gens qui proposent du contenu sur Youtube, mais quelle proportion représentent-ils ? 0,01 % ? Peut-être moins ? Et pourquoi Youtube ? Et pourquoi ne pas mettre mes vidéos chez moi, afin d’en rester le propriétaire ? Au delà de cette considération, les conséquences de ce comportement pourrait sembler anodine, mais ce n’est pas le cas. La télévision, tout comme le livre, était passive : la chaîne que je regardais ne savais pas que je la regardais. L’auteur d’un livre ne sait pas qui le li. Avec Internet ce n’est pas le cas : chaque site sait en détail qui le visite. Par conséquent, Youtube sait précisément quelles vidéo vous regardez.

La raison d’exister de Facebook est similaire et s’apparente à une téléréalité dont le milliard de comptes sont autant de personnes qui se mettent en scène pour tenter d’exister, et où compétitions et luttes intestines puériles sont monnaie courante. Ce qui est exprimé est bien souvent immature et Facebook s’appuie sur des comportements qui n’ont rien de nouveau. Il faut distinguer deux choses, le fond et la forme. Pour la forme : quand quelqu’un dit sur Facebook que ce matin il a été faire caca, on est bien face à quelqu’un qui n’a rien à raconter, parce que honnêtement, la plupart des informations circulant sur Facebook sont d’un niveau intellectuel qui élèverait Jean-Marie Bigard au rang des plus grands philosophes. Oppressé par l’omniprésence de messages de ses « amis », il faut bien raconter quelque chose, parce qu’au fond, depuis la nuit des temps, on essaye souvent de faire comme tous les autres. Le fond est plus subtil et fait appel à des sentiments bien moins nobles, comme la vie par procuration ou l’intrusion dans celle des autres – et ces intrusions sont loin d’être limité a celles des proches.

Facebook représente clairement le niveau d’immaturité de ces personnes qui n’ont pas l’habitude de s’exprimer publiquement, qui n’ont pas conscience ni des conséquences, ni de comment on s’exprime publiquement. On est ici plus proche de l’adolescent qui gribouille de mauvais graffitis sur la porte des toilettes de son école que de l’œuvre d’art ou même de l’article de presse. Le problème est que les graffitis sont publics et signés : tout le monde sait qui écrit quoi. Indépendement des problèmes d’image que je mentionne ici, dans Facebook et dans beaucoup d’autre sites comme Google ou Yahoo, il y a des robots. Ces robots sont chargés d’analyser l’ensemble des données de tout le monde et d’en tirer un maximum d’information. Leur but : vous connaître mieux que vous ne vous connaissez vous même. Prévoir ce que vous penserez, comment vous allez voter, quel sera votre opinions concernant tel ou tel autre fait divers. Et bien sur, si vous avez aimez ceci, alors vous adorerez cela. Toute ces projections permettent de nous vendre ce que nous désirons avant même d’y avoir penser. Mais ça rend également possible de formidables capacités à nous manipuler, à nous empêcher de penser autrement ou à nous faire manipuler d’autres personnes en les « invitant à » je ne sais quoi.

Quelques dollarsFigurez-vous que ça arrange bien les acteurs de l’industrie informatique et les gouvernements que le public ne soit pas éduqué. Ainsi, il est facile de vous vendre des choses inutiles, voire clairement malveillantes. Ainsi vous n’apprenez pas à vous exprimer efficacement sur des sujets auxquels vous tenez. Ainsi vous êtes de bons consommateurs de média et non des acteurs du monde nouveau qui est en train de naître sans vous. Autant dire que ce nouveau monde, les puissants veulent le contrôler, conserver ce qui leur est acquis, car un peuple qui est éduqué et qui s’exprime est, comme l’histoire a su le montrer, un peuple dangereux pour ceux qui détiennent le pouvoir, et je ne parle pas que de pouvoir politique. À cela il ne faut pas ignorer le niveau d’incompétence des députés et sénateurs, et donc aisément manipulable, qui en sont au même points que la plupart de leurs administrés à ce sujet.

Deuxième catastrophe, Internet s’est mis à générer beaucoup d’argent. Énormément d’argent. Selon le magazine Challenge dans un article de 2013, les 250 plus grandes entreprises de l’Internet représentent à elle seule 4 500 milliard de dollars de chiffre d’affaire. Et il ne s’agit que des 250 plus grandes. Alors évidemment de tels chiffres sont difficile à intégrer et à comprendre tant il donne le tournis, mais pour comparaison le budget annuel total de la France représente environ 1 500 milliard de dollars et le chiffre d’affaire du divertissement (musique, cinéma, livre, etc.), tout pays confondus, représenterai environ 1 000 milliard de dollars. Or après observation des campagnes de lobbying très intenses des grands groupes industriels et des géants de l’Internet comme Apple, Google ou Microsoft nous pouvons très facilement déduire que ces entités génèrent d’autant plus d’argent si les utilisateurs (et les députés) restent idiots avec leurs outils informatiques. Par ailleurs, si tout le monde comprenait les tenant et aboutissant, il est évidant qu’un grand nombres de pratiques informatiques courantes, nauséabondes mais extrêmement lucratives seraient mise à mal. Nous sommes donc en face d’une double raison pour l’entretien de l’utilisateur de l’informatique et d’Internet dans l’ignorance.

Bien que le problème du rapport du monde avec l’informatique soit un problème global – Eben Moglen le qualifie de catastrophe écologique -, la France est aujourd’hui un cas d’école pour ce qui est du manque de culture informatique : dans un classement de l’OCDE, la France arrive dernière ex-æquo avec la Roumanie, que ce soit pour le manque de culture informatique de la population ou pour le niveau dispensé dans l’enseignement public au collège et au lycée.

Eben Moglen à « re:publica 12 »

Liberté guidant le peupleVoici la retranscription, revue, corrigée et annotée par mes soins, d’une conférence d’Eben Moglen, professeur de droit et d’histoire du droit à l’université de Columbia, avocat conseil de la Free Software Foundation et président du Software Freedom Law Center, lauréat en 2003 du prix de pionnier de l’Electronic Frontier Foundation. Cette conférence à eu lieu le 2 mai 2012 à Berlin. La version vidéo sous-titré est disponible ici : http://mediakit.laquadrature.net/formats_srt/19/29_small.webm. Merci aux transcripteurs originaux et a Benjamin Sonntag pour avoir mis la première version en français en ligne. Cette conférence est d’une telle qualité qu’il me fallait la partager et au passage l’améliorer…

Bonjour. C’est un plaisir d’être ici et un honneur d’être à « Re:publica ».

Depuis des millénaires, nos ancêtres se sont battus pour la défense de la liberté de penser. Nous avons subi des pertes immenses mais aussi remporté d’immenses victoires. Et nous sommes aujourd’hui à une époque charnière.

Depuis l’adoption de l’imprimerie par les européens au 15ème siècle, nous étions essentiellement concernés par l’accès aux livres imprimés. Le droit de lire et le droit de publier étaient les principaux sujets de notre combat pour la liberté de pensée ces 500 dernières années. La principale inquiétude était de pouvoir lire en privé, et pensée, parler et agir sur la base d’une volonté libre et non censurée. Le principal ennemi de la liberté de pensée, au début de notre combat, était l’Église Catholique Universelle. Une institution basée sur le contrôle des pensées dans le monde Européen, fondée sur une surveillance hebdomadaire de la conduite et des pensées de tout être humain, basée sur la censure de tout matériel de lecture. Et finalement basée sur la faculté de prédire et punir toute pensé non-orthodoxe.

Les outils disponibles pour le contrôle des pensées à l’aube de l’Europe moderne étaient pauvres, même selon nos standards du 20ème siècle, mais ils fonctionnaient. Ainsi, pendant des centaines d’années, la lutte était concentrée sur le premier objet industriel de masse, à l’importance croissante dans notre culture occidentale : le livre. Selon que l’on pouvait l’imprimer, le posséder, le vendre, le lire, apprendre grâce à lui, sans l’autorisation ou le contrôle d’une entité ayant le pouvoir de punir les pensées.

À la fin du 17ème siècle, la censure de l’écrit en Europe a commencé à céder, tout d’abord en Hollande, puis au Royaume-Uni, et enfin, par vagues, à travers toute l’Europe. Le livre devint alors un article de commerce subversif, et commença à grignoter le contrôle des pensées.

À la fin du 18ème siècle, cette lutte pour la liberté de lecture commença à attaquer la substance même du christianisme et le monde européen trembla sous les coups de la première grande révolution de l’esprit, qui parlait de « liberté, égalité, fraternité » mais qui signifiait en fait « liberté de penser autrement ». L’ancien régime commença a lutter contre la pensée et nous sommes passé dans une autre phase dans l’histoire de la liberté de pensée, qui présumait la possibilité de la pensée non-orthodoxe, et de l’action révolutionnaire. Ainsi pendant 200 ans, nous avons lutté face au conséquences de ces changements.

C’était hier et c’est aujourd’hui.

Aujourd’hui nous entamons une nouvelle ère dans l’histoire de l’espèce humaine. Nous construisons un « système nerveux unique », qui englobera tout esprit humain. Nous sommes à moins de deux générations aujourd’hui, du moment où tout être humain sera connecté à un réseau unique, où toute pensée, plan, rêve ou action sera un influx nerveux de ce réseau. Le destin de la liberté de pensée, ou plus largement le destin de toute liberté humaine, tout ce pour quoi nous avons combattu pendant des millénaires, dépendra de l’anatomie des neurones de ce réseau. Nous sommes la dernière génération d’êtres humains qui aura été formée sans contact avec le réseau. À dater de ce jour, tout nouvel être humain, et dans deux générations, tout cerveau de l’humanité aura été formé, depuis sa plus tendre enfance, en connexion directe avec le réseau. L’humanité deviendra une sorte de super-organisme dans lequel chacun de nous sera un neurone du cerveau. Nous le décrivons aujourd’hui, maintenant, chacun de nous, en ce moment, cette génération, unique dans l’histoire de l’humanité. Cette génération décidera de comment ce réseau sera organisé.

Hélas, nous commençons mal. Voici le problème.

Nous avons grandi en étant des consommateurs de médias, c’est ce qu’ils nous ont appris : que nous étions consommateurs de médias, mais maintenant les médias nous consomment. Les choses que nous lisons nous regardent en train de lire. Les choses que nous écoutons nous écoutent les écouter. Nous sommes tracés, nous sommes contrôlés : les médias que nous utilisons nous prédisent. Le processus de construction du réseau a gravé dans le marbre les principes de bases du transport de l’information. Il détermine s’il existe une chose telle que la lecture anonyme. Il a choisi de se construire contre la lecture anonyme.

Il y a 20 ans, j’ai commencé à travailler comme avocat pour un homme nommé Philippe Zimmermann, qui avait créé un système de cryptographie a clé publique destinée au grand public appelé « Pretty Good Privacy » (PGP). L’effort effectué pour créer PGP était équivalent à essayer de conserver la possibilité du secret en cette fin de 20ème siècle. Philippe essayait alors d’interdire au gouvernement de tout surveiller. En conséquence, il fut au moins menacé d’un procès par le gouvernement des États-Unis, pour avoir partagé des secrets militaires, car c’est ainsi qu’on surnommait la cryptographie à clé publique à l’époque. Nous avons dit : « Vous ne devriez pas faire cela, il y aura des milliards de dollars en commerce électronique, si tout le monde peut utiliser un chiffrement fort », mais personne n’était intéressé. Mais ce qui était important au sujet de PGP, au sujet de la lutte pour la liberté que la cryptographie à clé publique représentait pour la société civile, ce qui était crucial, devint clair quand nous avons commencé à gagner.

En 1995 il y a eu un débat à la faculté de droit d’Harvard. Nous étions quatre à discuter du futur de la cryptographie à clé publique et de son contrôle. J’étais du côté que je suppose être celui de la liberté, c’est de ce côté que j’essaye toujours d’être. Avec moi à ce débat se trouvait un homme nommé Daniel Weitzner, qui travaille aujourd’hui à la Maison Blanche et s’occupe de la régulation de l’Internet pour le président Obama. En face de nous se trouvait le procureur général des États-Unis et avocat dans le privé, Stewart Baker, qui était auparavant conseiller en chef de l’Agence de Sécurité Nationale (NSA), « ceux qui nous écoutent », et qui, dans le privé, aidait des entreprises à gérer ceux qui les écoutent. Il devint ensuite responsable de la politique générale du Département de la Sécurité Intérieure (DHS) des États-Unis et est responsable d’une bonne partie de ce qui nous est arrivé sur Internet après 2001. Donc, nous quatre venions de passer deux heures agréables à débattre du droit à la cryptographie. À la fin, il y avait une petite fête au club de la faculté de droit d’Harvard, et enfin, après la fin du repas, quand il ne resta plus grand chose sur la table, Stewart dit : « Allons messieurs, maintenant que nous sommes entre nous, telles des femmes libérons nos chevelures. ». Il n’avait déjà plus beaucoup de cheveux à cette époque, mais il les a libérés… « Nous n’emmènerons pas au tribunal votre client, M. Zimmermann », dit-il. « La cryptographie à clé publique sera bientôt libre. Nous avons mené une longue bataille perdue d’avance contre elle, mais ce n’était que pour gagner du temps ». Il regarda autour de la pièce et dit : « mais personne ne s’intéresse à l’anonymat, n’est-ce pas ? ». Un frisson descendit dans ma colonne vertébrale, et je pensais alors, « Ok Stewart, désormais, je sais : tu vas passer les 20 prochaines années à essayer d’éliminer l’anonymat dans la société humaine, et je vais essayer de t’en empêcher. Nous verrons bien où cela nous mènera. ».

Et cela nous a amené au pire.

Nous n’avons pas intégré l’anonymat quand nous avons construit Internet. C’était une erreur, dont nous payons maintenant le prix. Notre réseau présume que vous pouvez être suivis par des mouchards en permanence. En utilisant le Web, nous avons fabriqué Facebook. Nous avons mis une seule personne au milieu de tous les échanges. Nos vies sociales et nos vies privées sont sur le Web, et nous partageons tout avec nos amis mais aussi avec notre « super-ami ». Celui qui moucharde à quiconque fait de lui ce qu’il est, le paye, l’aide ou lui donne les centaines de milliards de dollars qu’il désire. Nous sommes en train de créer un média qui nous consomme et qui aime ça.

Le but principal du commerce au 21ème siècle est de prévoir comment nous faire acheter des choses. Et la principale chose que les gens veulent que nous achetions, c’est de la dette. Alors nous nous endettons, nous nous chargeons de plus de dettes, de plus de doutes, de plus de tout ce dont nous avons besoin sans que nous le sachions, jusqu’à ce qu’ils nous disent que nous pensions à ces choses, car ils possèdent la barre de recherche, et nous mettons nos rêves dedans : tout ce que nous voulons, tout ce que nous espérons, tout ce que nous aimerions avoir, tout ce que nous aimerions savoir est dans la barre de recherche, et ils la possèdent.

Nous sommes surveillés, partout, tout le temps. Au 20ème siècle il fallait construire Loubianka (ndr : nom de l’immeuble abritant le quartier général du FSB, le service de renseignement intérieur Russe, qui remplace le KGB soviétique.), il fallait torturer des gens, il fallait les menacer, il fallait les oppresser pour qu’ils vous informent sur leurs amis. Je n’ai pas besoin de parler de ça à Berlin (ndr : Moglen fait allusion à la Stasi.). Au 21ème siècle, pourquoi se donner tant de mal ? Il suffit de construire un réseau social et tout le monde fourni des informations sur tout le monde. Pourquoi gâcher du temps et de l’argent avec des immeubles pleins d’employés qui vérifient qui est qui sur les photographies ? Proposez à tout le monde de taguer leurs amis et bing, le travail est fait ! Ho ai-je vraiment utilisé ce mot ? Bing (ndr : Moglen fait un jeu de mot en référence au moteur de recherche de Microsoft) ! Le travail est fait !

Il y a une barre de recherche et ils la possèdent, et nous y collons nos rêve et ils les mangent ! Et il nous renvoient immédiatement qui nous sommes. « Si vous avez aimé ça, vous allez adorer ceci ! ». Et c’est le cas. Ils nous calculent, les machines le font. Chaque fois que vous créez un lien, vous apprenez quelque chose à la machine. Chaque fois que vous faite un lien au sujet de quelqu’un, vous apprenez quelque chose à la machine à propos de cette personne.

Il nous faut construire ce réseau, il faut que nous construisions ce cerveau. C’est le plus grand but de l’humanité et nous sommes en train de le réaliser mais nous n’avons pas le droit de le faire mal.

Autrefois les erreurs technologiques étaient des erreurs. Nous les commettions : elles étaient les effets non intentionnels de nos comportements fautifs. Mais les choses ont changé aujourd’hui : les choses qui ne tournent pas bien ne sont pas des erreurs, elles sont conçus comme ça. C’est leur but ! Et leur but est de décoder la société humaine.

Je parlais avec un responsable du gouvernement des États-Unis il y a quelques semaines de cela : notre gouvernement s’est mal conduit. Nous avions des règles que nous avions créées après le 11 septembre ; ces règles disaient : « Nous garderons les données concernant les gens, et parmi ces gens certains seront innocents, ils ne seront suspects de rien. ». Les règles conçues en 2001 disaient, « Nous conserveront des informations sur des gens qui ne sont suspect de rien pour une durée maximale de 180 jours, après quoi nous les détruirons. ». En mars (ndr : de l’année de la conférence, 2012), au milieu de la nuit, un mercredi après que tout soit éteint, alors qu’il pleuvait, le Ministère de la Justice et le directeur du renseignement national des États-Unis ont dit, « Ho, nous changeons ces règles. Un petit changement. Nous disions avant que la durée de conservation des données concernant les personnes non suspectes était au maximum de 180 jours ; nous changeons ça légèrement à 5 ans. », ce qui correspond à l’éternité ! J’ai plaisanté avec mon collègue avocat à New-York : ils ont écrit « 5 ans » dans le communiqué de presse parce qu’ils n’arrivaient pas à avoir le huit couché dans la police de caractères autrement ils auraient simplement dit « l’infini », qui est ce qu’ils pensaient.

J’avais donc cette conversation avec ce responsable gouvernemental que je connais depuis plusieurs années et qui travaille à la Maison Blanche et je lui ai dit : « Vous changez la société américaine ». Il a répondu : « Hé bien, nous sommes arrivé à la conclusion que nous avions besoin d’un graphe social robuste de la population des États-Unis ». J’ai dit : « Vous avez besoin d’un graphe social robuste de la population des États-Unis ? ». Il a dit « oui ». J’ai dit : « Vous voulez dire que le gouvernement des États-Unis va, à partir de maintenant, tenir une liste des gens que chaque américain connaît ? Est-ce que vous ne pensez pas que cela nécessiterait une loi ? ». Il a simplement rit. Parce qu’ils l’avaient fait dans un communiqué de presse, au milieu de la nuit, un mercredi, pendant qu’il pleuvait.

Si nous n’agissons pas rapidement, nous allons vivre dans un monde dans lequel nos médias se nourriront de nous et nous balancerons au gouvernement. Il n’y aura jamais eu de lieu comme celui là auparavant dans le monde ! Et si nous laissons cela arriver, nous ne verrons plus jamais autre chose que cela. L’humanité aura alors été ligotée et les médias se nourriront de nous et nous balancerons au gouvernement. L’état possédera alors nos esprits.

Le futur ex-président de la République Française (ndr : Nicolas Sarkozy, Moglen prédisait sa défaite), a fait campagne le mois dernier sur une proposition selon laquelle il devrait y avoir des peines criminelles contre la visite répétée de sites djihadistes. C’était une menace de criminaliser la lecture, en France ! Bon, il sera bientôt l’ancien président de la France mais ça ne signifie pas que ce sera une ancienne idée en France, loin de là ! La criminalisation de la lecture a bien avancé. Aux États-Unis, dans ce que nous appelons les procès terroristes, nous voyons désormais souvent des recherches Google faites par les personnes soumises comme preuves de leur comportement criminel. La recherche de connaissances est devenue une preuve dans les procès de terrorisme organisé. Nous rendons criminel l’acte de penser, lire et chercher. Nous le faisons dans des sociétés soit-disant libres. Nous le faisons malgré le premier amendement. Nous le faisons en dépit des leçons de notre histoire parce que nous oublions alors même que nous apprenons.

Nous n’avons pas beaucoup de temps. La génération qui a grandi hors du réseau est la dernière qui peut le réparer sans violence.

Tous les gouvernements de la planète sont tombés amoureux de l’idée qu’ils peuvent faire du « datamining » (ndr : technique ayant pour objet l’extraction d’un savoir ou d’une connaissance à partir de grandes quantités de données, par des méthodes automatiques ou semi-automatiques d’analyse) avec leurs populations. Je pensais auparavant que nous allions combattre le Parti Communiste Chinois durant la troisième décennie du 21ème siècle. Je n’avais pas prévu que nous aurions à combattre le gouvernement des États-Unis d’Amérique et le gouvernement de la République Populaire de Chine. Et quand Mme Kroes (ndr : Femme politique néerlandaise, vice-présidente du volet « Société Numérique » de la commission Barroso II, controversée suite à de nombreuses suspicions de conflits d’intérêts) sera ici vendredi, peut-être lui demanderez-vous s’il faudra la combattre aussi (ndr : Moglen emploi un ton laissant sous-entendre qu’il faudra effectivement la combatre.).

Les gouvernements sont tombé amoureux du datamining car ça fonctionne vraiment très bien. C’est efficace. C’est efficace pour les bonnes causes tout autant que pour les mauvaises. C’est efficace pour aider les gouvernements à comprendre comment offrir des services. C’est efficace pour aider les gouvernements à comprendre quels seront les problèmes futurs. C’est efficace pour aider les politiciens à comprendre comment les votants vont réfléchir. Mais ça rend aussi possible des types de contrôle social qui étaient avant ça très compliqués, très coûteux et très pénibles au profit de méthodes très simples et très efficaces. Il n’est plus nécessaire de maintenir des réseaux imposants d’informateurs comme je l’ai déjà signalé. La Stasi (ndr : service de renseignement intérieur de la RDA) ne coûterait plus rien si elle revenait car « Suceurberg » (ndr : surnom donné par Moglen à Zuckerberg du fait de la grande ressemblance phonétique en anglais avec Suckerberg, literallement Suceurberg) fait le boulot à sa place.

Mais au delà de la simple facilité à surveiller, au delà de la conservation des données, c’est la persistance de vivre après le temps où l’on oubliait. Plus rien ne disparaît jamais. Ce qui n’est pas compris aujourd’hui le sera demain. Le trafic chiffré que vous utilisez aujourd’hui dans des conditions de sécurité relatives est en attente jusqu’à ce qu’il y en ait suffisamment pour que la crypto-analyse fonctionne pour que les décodeur réussissent à le décrypter. Il va falloir que nous refassions toutes nos règles de sécurité, tout le temps, pour l’éternité, car plus aucun paquet (ndr : plus petite unité de donnée exploitable dans un réseau numérique) chiffré ne sera plus jamais perdu. Rien n’est déconnecté indéfiniment, seulement temporairement. Chaque bribe d’information peut être conservée et tout est éventuellement lié à quelque chose d’autre. C’est la logique des responsables gouvernementaux qui disent : « Il nous faut un graphe social robuste de la population des États-Unis. ». Pourquoi en avez-vous besoin ? Parce que les points non connectés aujourd’hui seront connectable demain, ou l’an prochain, ou le suivant. Rien n’est jamais perdu, rien ne disparaît rien n’est plus oublié.

Donc, la forme primaire de collecte, qui devrait nous inquiéter le plus est que les médias nous espionnent pendant que nous les utilisons. Les livres qui nous regardent lire, la musique qui nous écoutent en train de l’écouter, la barre de recherche qui surveille ce que nous recherchons pour ceux qui nous recherchent et ne nous connaissent pas encore. Les gens parlent beaucoup des données qui sortent de Facebook : « Est-ce qu’elles sortent pour moi ? Est-ce qu’elles sortent pour lui ? Est-ce qu’elles sortent pour eux ? ». Ils veulent que vous pensiez que la menace est que les données sortent. Vous devriez savoir que la menace c’est le code qui entre. Sur les 50 dernières années ce qu’il s’est passé dans l’informatique d’entreprise c’est l’addition de cette couche d’analyse de données au dessus du stockage des données. On la nomme dans l’informatique d’entreprise « l’informatique décisionnelle », ce qui signifie que vous avez construit ces vastes stockages de données dans votre entreprise depuis 10 ou 20 ans, que vous disposez uniquement d’informations au sujet de vos propres opérations : vos fournisseurs, vos concurrents, vos clients. Désormais vous voulez que ces données fassent de la magie. En les combinant avec des sources de données ouvertes disponibles dans le monde afin de les utiliser pour répondre à des questions que vous ignoriez vous poser. C’est ça l’informatique décisionnelle. La réelle menace de Facebook c’est l’informatique décisionnelle à l’intérieur des données de Facebook. Les stockages de données de Facebook contiennent les comportements, pas seulement la pensée, mais aussi le comportement de près d’un milliard de personnes. La couche d’informatique décisionnelle au dessus de ça, laquelle est simplement tout le code qu’ils peuvent faire tourner en étant couverts par les règles d’utilisation qui disent qu’ils peuvent faire tourner tout le code qu’ils veulent pour « améliorer l’expérience ». L’informatique décisionnelle sur Facebook, c’est la que tous les services de renseignement du globe veulent être.

Imaginez que vous soyez une petite organisation de services secrets dans un quelconque pays sans importance. Mettons-nous à leur place. Appelons les, je ne sais pas moi, disons « Kirghista » (ndr : allusion à peine masqué à la totalitarisation (évidente mais dont tout le monde se fiche) du pouvoir dans différents pays dont le nom se termine en « istan »). Vous êtes les services secrets, vous êtes dans le « business des gens ». Les services secrets sont le « business des gens ». Il y a plusieurs catégories de gens dont vous avez besoin, vous avez besoin d’agents, de sources, vous avez des adversaires et vous avez des gens influençables, des gens que vous pouvez torturer qui sont reliés à vos adversaires : femmes, maris, pères, filles… Vous voyez ? Ce genre de gens. Donc vous cherchez ces catégories de gens. Vous ignorez leurs nom, mais vous savez à quoi ils ressemblent. Vous savez qui vous pouvez recruter en tant qu’agent, vous savez qui sont les sources potentielles. Vous connaissez les caractéristiques sociales de vos adversaires, et des que vous connaissez vos adversaires vous pouvez trouver les influençables. Donc ce que vous voulez faire c’est faire tourner du code dans Facebook. Cela va vous aider à trouver les personnes dont vous avez besoin. Cela va vous montrer les personnes dont les comportements et les cercles sociaux vous indiquent qu’ils sont ce dont vous avez besoin, qu’il s’agisse d’agents, de sources, quels sont leurs adversaires et qui vous pouvez torturer pour les atteindre. Donc vous ne voulez pas sortir des données de Facebook. Le jour ou ces données sortent de Facebook, elles sont mortes ! Vous voulez mettre du code dans Facebook et le faire tourner là bas et avoir les résultats : vous voulez coopérer.

Facebook veut être un entreprise de média. Ils veulent posséder le Web. Ils veulent que vous poussiez des boutons « J’aime ». Les boutons « J’aime » sont effrayants même si vous n’appuyez pas dessus. Ce sont des mouchards pour le Web parce qu’ils indiquent à Facebook toutes les autres pages que vous consultez contenant un bouton « J’aime ». Que vous appuyez dessus ou pas, ils ont un enregistrement qui indique que vous avez consulté une page qui intégrait un bouton « J’aime » et soit vous dites oui, soit vous dites non. Mais dans les deux cas, vous avez généré une donnée, vous avez informé la machine.

Or donc, ce média veut mieux vous connaître que vous ne vous connaissez vous-même et nous ne devrions laisser personne faire ça. Nous avons combattu pendant des milliers d’années pour l’espace intérieur, cet espace dans lequel nous lisons, pensons, réfléchissons et devenons non-orthodoxe à l’intérieur de nos propres esprits. C’est cet espace que tout le monde veut nous prendre.

« Dites-nous quels sont vos rêve, dites-nous quelles sont vos pensées, dites nous ce que vous espérez, dites-nous ce qui vous effraie ». Ce n’est pas une confession privée hebdomadaire (ndr : allusion à la confession hebdomadaire catholique.), c’est une confession vingt quatre heures sur vingt quatre, sept jours sur sept. Le robot mobile que vous transportez avec vous, celui qui sait où vous vous trouvez en permanence et écoute chacune de vos conversations, celui dont vous espérez qu’il ne moucharde à aucun centre de contrôle, mais ce n’est qu’un espoir, celui qui fait tourner tous ces logiciels que vous ne pouvez ni lire, ni étudier, ni voir, ni modifier, ni comprendre, celui-là, celui-là même écoute vos confessions, en permanence. Désormais, lorsque vous le tiendrez devant votre visage, il connaîtra votre rythme cardiaque, c’est une application Android, dès maintenant ! Les changements minimes de la couleur de votre visage révèlent votre fréquence cardiaque. C’est un petit détecteur de mensonges que vous transportez avec vous. Bientôt, je pourrais de mon siège dans ma salle de classe observer la pression sanguine de mes étudiants monter et descendre. Dans une classe d’école de droit aux États-Unis, c’est une information de première importance ! Mais il ne s’agit pas de moi bien sûr. Il s’agit de tout le monde, n’est-ce pas ? Car il s’agit seulement de données et des gens y ont accès. L’intérieur de votre tête devient l’extérieur de votre visage, et devient l’intérieur de votre smartphone, et devient l’intérieur du réseau, et devient le premier fichier du dossier au centre de contrôle.

Nous avons donc besoin de médias libres ou nous perdrons la liberté de pensée, c’est aussi simple que ça. Que signifie un média libre ? Un média que vous pouvez lire, auquel vous pouvez penser, auquel vous pouvez faire des ajouts, auquel vous pouvez participer, sans être suivi, sans être surveillé, sans qu’il y ait de rapports sur votre activité. C’est cela un média libre. Si nous n’en avons pas, nous perdons la liberté de penser peut-être pour toujours.

Avoir des médias libres signifie avoir un réseau qui se comporte conformément aux besoins des gens situés à la marge, pas conformément aux besoins des serveurs situés au cœur. Construire un média libre requiert un réseau de pairs, pas un réseau de maîtres et de serviteurs, pas un réseau de clients et serveurs, pas un réseau ou les opérateurs de réseaux contrôlent tous les paquets qu’ils font transiter. Ce n’est pas facile, mais c’est encore possible.

Nous avons besoin de technologies libres. La dernière fois que j’ai donné une conférence politique à Berlin, c’était en 2004. Elle était intitulée « die Gedancken sind frei » (ndr : retranscription de Gedancken phonétique, : ni moi, ni le premier transcripteur ne connaissent assez bien l’allemand.). J’y disais : « nous avons besoin de trois choses : des logiciels libres, du matériel libre et de la bande passante libre ». Maintenant nous en avons encore plus besoin. Huit année ont passé, nous avons fait des erreurs, les problèmes sont plus conséquents, nous n’avons pas avancé, nous avons régressé.

Nous avons besoin de logiciels libres, c’est à dire des logiciels que l’on peut copier, modifier et redistribuer. Nous en avons besoins parce que nous avons besoin que le logiciel qui fait fonctionner le réseau soit modifiable par les personnes que le réseau englobe.

La mort de M. Jobs est un événement positif. Je suis désolé de vous le dire de la sorte. C’était un grand artiste et un monstre sur le plan moral. Il nous a rapproché de la fin de la liberté à chaque fois qu’il a sorti quelque chose, parce qu’il détestait partager. Ce n’était pas de sa faute, c’était un artiste. Il détestait partager parce qu’il croyait qu’il avait tout inventé, même si ce n’était pas le cas. À l’intérieur de toutes ces coques fines portant le logo d’Apple, que je vois partout dans la salle, il y a des morceau de logiciels libres, modifiés pour lui donner le contrôle, rien d’illégal, rien de mal, il respecte les licences. Il nous a baisé à chaque fois qu’il pouvait et il a pris tout ce que nous lui avons donné et il a fait des jolie choses qui contrôle leurs utilisateurs. Autrefois, il y avait un homme ici qui construisait des choses, à Berlin, pour Albert Speer (ndr : Architecte allemand, ministre de « l’armement et de la production de guerre » pendant une partie du Troisième Reich), son nom était Philip Johnson et il était un brillant artiste et un monstre sur le plan moral. Il disait qu’il était venu travailler à construire des immeubles pour les nazis parce qu’ils avaient tous les meilleurs graphismes. Et il le pensait, parce qu’il était un artiste, tout comme M. Jobs était un artiste. Mais être artiste n’est pas une garantie de moralité.

Nous avons besoin de logiciels libres ! Les tablettes que vous utilisez, que M. Jobs a conçu, sont faite pour vous contrôler, vous ne pouvez pas modifier le logiciel, il est même difficile de faire de la simple programmation. Ce n’est pas vraiment un problème, ce ne sont que des tablettes, nous ne faisons que les utiliser, nous ne faisons que consommer la gloire de ce qu’elles nous apportent mais elles vous consomment aussi.

Nous vivons comme la science-fiction que nous lisions lorsque nous étions enfants qui suggérait que nous serions parmi les robots. À ce jour nous vivons communément avec des robots mais ils n’ont pas de bras ou de jambes, nous sommes leurs bras et leurs jambes, nous transportons les robots partout avec nous, ils savent ou nous allons, ils voient tout ce que nous voyons, tout ce que l’on dit ils l’écoutent et il n’y a pas de première loi de la robotique (ndr : référence aux loi de la robotique dans les œuvres d’Isaac Asimov, la première interdisant aux machines de faire du mal aux êtres humains). Ils nous font du mal, tous les jours. Il n’y a aucun réglage pour empêcher cela. Donc nous avons besoin de logiciels libres : à moins que nous ne contrôlions le logiciel du réseau, le réseau finira par nous contrôler.

Nous avons besoin de matériels libres ! Cela signifie que lorsque nous achetons un bidule électronique, il devrait être le notre, pas celui de quelqu’un d’autre. Nous devrions être libre de le modifier, de l’utiliser comme il nous plaît, pour garantir qu’il ne travaille pas pour quelqu’un d’autre que nous même. Bien sûr que la plupart d’entre nous ne modifiera jamais rien, mais le fait que nous pouvons le modifier nous met en sécurité. Bien sûr, nous ne serons jamais qui ils veulent le plus surveiller. L’homme qui ne sera pas président de la France, pour sûr, mais qui pensait qu’il le serait, dit à présent qu’il a été piégé et que sa carrière politique a été détruite non pas parce qu’il a violé une femme de chambre mais parce qu’il était manipulé en espionnant dans son smartphone. Peut-être qu’il dit la vérité ou peut-être pas. Mais il n’a pas tort au sujet du smartphone. Peut-être que c’est arrivé, peut-être pas. Mais ça arrivera.

Nous transportons de dangereuses choses avec nous, partout où nous allons. Elles ne travaillent pas pour nous, elles travaillent pour quelqu’un d’autre. Nous l’acceptons mais nous devons arrêter.

Nous avons besoin de bande passante libre. Cela signifie que nous avons besoin d’opérateurs réseaux qui sont des transport en commun dont le seul travail est de déplacer les paquets dans le réseau d’un point A à un point B. Ce sont presque des tuyaux, il ne sont pas autorisés à être impliqués. Il était normal quand un colis était transporté d’un point A à un point B, que si le gars entre les deux l’ouvrait et regardait ce qu’il contenait, il commettait un crime. Plus maintenant !

Aux États-Unis d’Amérique, la chambre des représentants a voté la semaine dernière, que les opérateurs réseaux aux États-Unis devaient être intégralement immunisés de poursuites judiciaires pour coopération d’espionnage illégal de gouvernement pour autant qu’ils l’ont fait « de bonne foi ». Et le capitalisme signifie que vous n’avez jamais à dire que vous êtes désolé, vous êtes toujours de bonne foi. « De bonne foi tout ce que nous voulons faire c’est de l’argent, M. le président du tribunal. Laissez nous tranquille. ». « Très bien, vous êtes libre. ».

Nous devons avoir de la bande passante libre ! Nous possédons encore le spectre électromagnétique. Ils nous appartient encore à nous tous. Il n’appartient à personne d’autre. Le gouvernement est un mandataire, pas un propriétaire. Nous devons avoir le spectre que nous contrôlons, égal pour tous. Personne n’est autorisé à écouter quelqu’un d’autre, pas d’inspection, pas de vérification, pas d’enregistrement. Cela doit être la règle.

Cela doit être la règle de la même façon que la censure doit disparaître. Si nous n’avons pas de règle pour une communication libre, alors nous réintroduisons la censure, qu’on le sache ou pas.

Nous avons donc très peu de choix maintenant. Notre espace a rétréci. Nos possibilités pour changer ont diminué. Nous devons avoir des logiciels libres ! Nous devons avoir des matériels libres ! Nous devons avoir de la bande passante libre ! Seulement avec eux nous pouvons faire des médias libres. Mais nous devons travailler sur les médias aussi, directement, non pas par intermittence, non sans y faire attention. Nous devons demander aux organisations de médias d’obéir à des règles éthiques élémentaires. Une première loi des médias robotiques : « ne fait aucun mal ». La première règle est : « ne surveille pas le lecteur ». Nous ne pouvons pas vivre dans un monde où chaque livre signale chaque lecteur. Si nous pouvons, nous vivons dans une bibliothèque gérée par le KGB (ndr : service de renseignement intérieur de l’URSS). Enfin, « amazon.com » ou le KGB ou les deux, vous ne pourrez jamais savoir !

Le livre, cet objet imprimé merveilleux, ce premier produit du capitalisme de masse, le livre est en train de mourir. C’est une honte, mais il est en train de mourir. Et son remplaçant est une boîte qui, soit surveille son lecteur, soit pas. Vous vous souvenez qu’amazon.com a décidé qu’un livre de Georges Orwell ne pouvait être distribué aux État-Unis pour des raisons de copyright. Ils sont venus et l’ont effacé de toutes les liseuses d’amazon où les clients avaient acheté des copies de « La Ferme des animaux ». « Ho, vous l’avez peut être acheté, mais cela ne signifie pas que vous êtes autorisé à le lire ». C’est de la censure ! C’est de l’autodafé ! C’est tout ce que nous avons traversé au 20ème siècle : nous avons brûlé des gens, des maisons et l’art, nous avons combattu, nous avons tués des dizaines de millions de personnes pour mettre un terme à un monde dans lequel l’état aurait brûlé les livres et ensuite nous nous en sommes souvenu comme si c’était fini encore et encore et maintenant nous nous apprêtons à autoriser que cela soit fait sans combats. Partout ! Tout le temps !

Nous devons avoir une éthique des médias ! Et nous avons le pouvoir d’imposer cette éthique, parce que nous somme encore ceux qui payent le fret. Nous ne devrions pas commercer avec des gens qui vendent des livres sous surveillance. Nous ne devrions pas commercer avec des gens qui vendent de la musique sous surveillance. Nous ne devrions pas commercer avec des sociétés cinématographiques qui vendent des films sous surveillance.

Nous allons devoir dire cela même si nous travaillons sur la technologie. Parce qu’autrement le capitalisme va agir aussi vite que possible pour rendre nos efforts de liberté caducs et il y aura bientôt des enfants qui naîtrons et qui ne sauront jamais ce que « liberté » signifie réellement. Nous devons nous faire comprendre. Cela va nous coûter un peu, pas beaucoup mais un peu quand même. Nous allons devoir nous priver et faire quelques sacrifices dans nos vies pour faire appliquer cette éthique aux médias. Mais c’est notre rôle ! De même que faire des technologies libres, c’est nôtre rôle. Nous sommes la dernière génération capable de comprendre directement ce que sont ces changements car nous avons vécu des deux côtés de ces changements et nous savons. Nous avons donc une responsabilité. Vous comprenez cela (ndr : Moglen sait qu’il s’adresse principalement à un public d’informaticiens engagés).

C’est toujours une surprise pour moi, néanmoins vrai, que de toutes les villes du monde où j’ai voyagé, Berlin est la plus libre. Vous ne pouvez plus porter de chapeau dans l’aéroport de Hong-Kong. Je l’ai découvert le mois dernier en essayant de porter mon chapeau dans l’aéroport de Hong-Kong. « Ce n’est pas autorisé, ça perturbe la reconnaissance faciale ». Il va y avoir un nouvel aéroport ici. Sera-t-il tellement surveillé que vous ne serez pas autorisé a porter un chapeau parce que cela perturbe le système de reconnaissance faciale ? Nous avons une responsabilité, nous savons. C’est ainsi que Berlin est devenue la ville la plus libre où j’ai pu me rendre. Parce que nous savons, parce que nous avons une responsabilité, parce que nous nous souvenons, parce que nous avons été des deux côtés du mur. Cela ne doit pas être perdu maintenant. Si nous oublions, plus aucun oubli ne sera jamais possible. Tout sera mémorisé ! Tout ce que vous avez lu, durant toute votre vie, tout ce que vous avez écouté, tout ce que vous avez regardé, tout ce que vous avez cherché.

Assurément, nous pouvons transmettre à la prochaine génération un monde libre de tout ça. Assurément, nous le devons ! Que se passera-t-il si nous ne le faisons pas ? Que diront-ils, lorsqu’ils réaliseront que nous avons vécu à la fin de millénaires de lutte pour la liberté de penser et qu’au final, alors que nous avions presque tout gagné, on a tout laissé tomber par commodité, pour un réseau social. Parce que M. « Suceurberg » nous l’a demandé. Parce que nous n’avons pas trouvé de meilleur moyen pour parler à nos amis. Parce que l’on a aimé ces belles petites choses, si chaleureuse dans notre main. Parce que nous n’avions pas vraiment prêté attention à l’avenir de la liberté de penser ? Parce que nous avions considéré que c’était le travail de quelqu’un d’autre. Parce que nous avons pensé que c’était acquis. Parce que nous pensions être libres. Parce que nous n’avions pas pensé qu’il restait des luttes à terminer. C’est pourquoi nous avons tout laissé tomber. Est-ce que c’est ce que nous allons leur dire ?

Est-ce que c’est ce que nous allons leur dire ?

La liberté de penser exige des médias libres. Les médias libres exigent une technologie libre. Nous exigeons un traitement éthique lorsque nous lisons, lorsque nous écrivons, lorsque nous écoutons et lorsque nous visionnons. Cela est la substance de nos politiques, nous devons conserver ces politiques jusqu’à notre mort. Parce que dans le cas contraire, quelque chose d’autre va mourir. Quelque chose de tellement précieux que beaucoup, beaucoup, beaucoup de nos pères et de nos mères y ont donné leur vie. Quelque chose de tellement précieux que nous sommes d’accord pour dire qu’il est la définition de ce qu’est un être humain. Ça mourra ! Si nous ne maintenons pas ces politiques, pour le restant de nos jours. Et si nous les maintenons, alors toutes les choses pour lesquelles nous avons lutté se réaliseront. Parce que partout sur la planète, chaque personne pourra lire librement. Parce que tous les Einstein des rues auront le droit d’apprendre. Parce que tous les Stravinski deviendront compositeurs. Parce que tous les Salk (ndr : Jonas Salk, biologiste et médecin Américain, inventeur du vaccin contre la polio.) deviendront des chercheurs en médecine. Parce que l’humanité sera connecté et que chaque esprit sera autorisé à apprendre et aucun esprit ne sera écrasé pour avoir mal pensé.

Nous sommes à un moment décisif ou nous devons choisir, soit de soutenir cette grande révolution que nous avons bâtie sur nos aïeux bit après bit depuis des millénaires ou de tout laisser tomber par commodité, par simplicité de parler avec nos amis, pour la rapidité des recherches et toutes ces autres choses vraiment importantes…

Je disais en 2004, ici même, et je le redis maintenant : « nous pouvons vaincre ». Nous pouvons être la génération de gens qui ont terminé le travail de construire la liberté de penser. Je ne l’ai pas dis alors mais je dois le faire maintenant, que nous sommes aussi potentiellement la génération qui aura perdue. Nous pouvons régresser dans une inquisition pire que toutes les inquisition qui ont jamais existé. Elle n’usera sûrement pas tant de torture, elle ne sera peut-être pas aussi sanguinaire, mais elle sera bien plus efficace. Et nous ne devons pas laisser cela arriver.

Trop de gens se sont battus pour nous. Trop de gens sont mort pour nous. Trop de gens ont espéré et rêvé pour ce que nous pouvons encore réaliser.

Nous ne devons pas échouer !

Merci beaucoup.