Dormez braves gens… – Partie 1 : les fondamentaux
J’ai récemment effectué un sondage auprès des élèves à l’entrée en 6ème dans l’un des deux collèges où je travaille. Les résultats sont édifiants ! Vous pensez que la génération actuelle est plus douée que ses aînés en informatique ? Que baignant dans la technologie, ils ont acquis certaines compétences ? Que l’approche qu’ils ont avec la technologie a trait à quelques chose de naturel ?
Que nenni ! Bien sûr il existe toujours quelques individus éclairés, de nature curieuse et sans doute promis à un avenir meilleur que la moyenne de leurs camarades, mais en réalité les enfants se contentent, pour la plupart, de n’utiliser que Youtube et Facebook. Et la plupart du temps ils n’arrivent pas à faire la différence entre Internet et Google. Limiter l’informatique et Internet à cela pourrait être considéré comme une insulte au métier d’informaticien et à la diversité et la richesse des contenus proposés sur Internet… On peut même constater que la génération actuelle est bien moins compétente que celle des 30-40 ans.
Mais revenons aux origines de ce mal qui ne touche pas que les enfants mais également une grande partie des adultes. Internet à été créé au début des années 70 par des universités états-uniennes, pour le compte de l’armée de ce même pays. Le souci de l’armée était que la plupart des réseaux télématiques existants à l’époque (similaires au Minitel, par exemple), utilisaient un mode de fonctionnement centralisé. En conséquence, toute l’infrastructure devait être située en un unique lieu, la rendant toute entière vulnérable à une attaque. Dans le contexte de la guerre froide cette problématique revêtait une dimension primordiale. Ainsi, le cahier des charges de l’armée pour les universitaires barbus – et souvent un brin hippie – fut des plus simple : créer un réseau national et potentiellement mondial décentralisé qui continuerait à fonctionner même si plusieurs éléments de ce réseau venaient à être rayés subitement de la carte. Ce projet sera nommé ARPAnet. Dans le contexte historique de l’époque, l’idée était très claire : résister à une attaque nucléaire soviétique sur plusieurs grandes villes états-uniennes.
Devant le peu de contraintes de ce cahier des charges, les universitaires barbus ont pu faire à peu près ce qu’ils voulaient, à tel point que le réseau ainsi créé était trop libre pour une utilisation militaire. N’oublions pas que fidèle au mouvement « peace and love » auquel beaucoup d’entre eux adhéraient, ils ont vu cette opportunité comme le moyen de se créer un espace de liberté, à l’opposé de tout contrôle et hiérarchie militaire. L’armée abandonna donc le projet ARPAnet tel qu’il existait à ce moment là – et créera une branche à part à partir des travaux réalisés à l’époque qui s’appellera MilNet. Toute l’infrastructure ainsi créée resta en la possession de ces premiers hackers du Net qui amélioreraient et étendraient ainsi continuellement ce réseau. Internet, appelé à l’époque NSFnet, était né. Le nom ARPA subsiste aujourd’hui dans le nommage de certain éléments important du réseau actuel. Le nom Internet vient de l’extension de NSFnet, qui relia des réseaux de professionnels à ceux des université. Le nom évoque clairement l’interconnexion de réseaux (network en anglais) déjà existants. Ci-contre, un PDP-8, ordinateur qui participa à la création d’Internet.
Dans les années 80 Internet représentait donc cet espace de liberté coupé des contraintes des États et des règles communément admises dans notre espace cartésien. Cela ne signifiait pas qu’il n’existait pas de règles. Cela signifiait que les hackers de l’époque avaient modelé un nouvel espace qui obéissait à leurs propres règles et selon les valeurs morales en lesquelles ils croyaient. On notera également qu’à cette époque – et jusqu’au milieu des années 90 – l’ensemble de ces utilisateurs étaient extrêmement éduqués : ils savaient tous comment Internet fonctionnait, au moins dans ses grandes lignes, ils étaient tous des créateurs de contenu et le moins spécialiste d’entre eux avait au moins un diplôme d’ingénieur – ou était-il en train de l’acquérir.
A cette époque, pas de contrôle, pas de commerce, pas d’argent et les fournisseurs d’accès, pour la plupart associatifs ou limités aux universités elles-même, ne géraient au maximum qu’une dizaine de millier d’abonnés. Les logiciels étaient systématiquement dans l’ordinateur ainsi que les données car les serveurs Internet de l’époque n’étaient de toute façon pas capables de stocker ce qu’aujourd’hui nous trouvons banal. Youtube ou le « cloud » auraient été inconcevables à la fois techniquement et moralement, si on considère les idéaux de ces pionniers. Tous les logiciels qui faisaient tourner ce tout jeune Internet étaient libres : le code était visible, tout était ouvert et tout reposait sur la notion de partage désintéressé pour le bien de tous et pour faire fonctionner ce tout nouveau réseau et média. Tout ce qui existait et qui permettait le fonctionnement de ce nouvel espace avait été créé selon les idéaux de ceux qui l’avaient imaginé et qui l’utilisaient.
Aujourd’hui, malgré les graves lacunes de la compréhension d’Internet et de ses enjeux, il faut reconnaitre que la forme d’auto-contrôle qui régnait au départ existe encore aujourd’hui. On peut prendre pour exemple Wikipedia ou les forums : les contenus qui sont de meilleures qualités sont distingués et sont à terme ceux qui subsiste et sont les plus consultés. L’excrément, lui, fini par disparaitre dans les oubliettes du réseau : il est toujours présent mais oublié et difficile d’accès.
Mais deux catastrophes sont arrivées.
Première catastrophe, l’ordinateur est devenu un média grand publique. Entendons nous, il ne s’agit pas d’une catastrophe en soit : la manière dont cela s’est déroulé en constitue une. Jusqu’au début des années 90, un ordinateur coûtait une fortune et se connecter à Internet était un véritable parcours du combattant. Et encore, il fallait des compétences techniques relativement importantes pour le mettre en place. Quelqu’un qui voulait se connecter à Internet était par définition un passionné et voulait dans la majorité des cas participer à l’amélioration du réseau. Par la suite, en France, nous sommes passé en l’espace de très peu de temps, au début des années 90, d’un public d’environ 15 000 personnes extrêmement éduqués sur le sujet à un public, en 2010, de 30 millions de personnes presque pas éduqués – voire pas du tout – qui ne savent pas comment ça fonctionne, qui ne sont même pas certains de savoir pourquoi ils ont acheté un ordinateur, parce que le voisin en a un, qu’il a dit que c’était fabuleux même si on a pas bien compris ni pourquoi, ni comment…
Naturellement, dans cette situation, les gens – du moins, ceux qui ne sont pas éduqués – vont utiliser l’outil de la manière la plus proche de ce qu’ils connaissent déjà et de leurs habitudes : la télévision. Un média extrêmement vertical, symbole d’autorité au quotidien et dont le gourou le plus visible est le présentateur du journal télévisé de TF1 ou de France 2, selon le bord politique. Autrement dit, la plupart des gens utilisent Internet d’une manière qui est à l’opposé de sa raison d’exister et des idéaux qui ont permis sa création : ils consomment passivement et sous contrôle un média originellement décentralisé, et donc très horizontal, et dont on a poussé la centralisation à son paroxysme. Et c’est bien ce qui est proposé : Youtube n’est ni plus ni moins que de la vidéo à la demande. Bien sûr il y a des gens qui proposent du contenu sur Youtube, mais quelle proportion représentent-ils ? 0,01 % ? Peut-être moins ? Et pourquoi Youtube ? Et pourquoi ne pas mettre mes vidéos chez moi, afin d’en rester le propriétaire ? Au delà de cette considération, les conséquences de ce comportement pourrait sembler anodine, mais ce n’est pas le cas. La télévision, tout comme le livre, était passive : la chaîne que je regardais ne savais pas que je la regardais. L’auteur d’un livre ne sait pas qui le li. Avec Internet ce n’est pas le cas : chaque site sait en détail qui le visite. Par conséquent, Youtube sait précisément quelles vidéo vous regardez.
La raison d’exister de Facebook est similaire et s’apparente à une téléréalité dont le milliard de comptes sont autant de personnes qui se mettent en scène pour tenter d’exister, et où compétitions et luttes intestines puériles sont monnaie courante. Ce qui est exprimé est bien souvent immature et Facebook s’appuie sur des comportements qui n’ont rien de nouveau. Il faut distinguer deux choses, le fond et la forme. Pour la forme : quand quelqu’un dit sur Facebook que ce matin il a été faire caca, on est bien face à quelqu’un qui n’a rien à raconter, parce que honnêtement, la plupart des informations circulant sur Facebook sont d’un niveau intellectuel qui élèverait Jean-Marie Bigard au rang des plus grands philosophes. Oppressé par l’omniprésence de messages de ses « amis », il faut bien raconter quelque chose, parce qu’au fond, depuis la nuit des temps, on essaye souvent de faire comme tous les autres. Le fond est plus subtil et fait appel à des sentiments bien moins nobles, comme la vie par procuration ou l’intrusion dans celle des autres – et ces intrusions sont loin d’être limité a celles des proches.
Facebook représente clairement le niveau d’immaturité de ces personnes qui n’ont pas l’habitude de s’exprimer publiquement, qui n’ont pas conscience ni des conséquences, ni de comment on s’exprime publiquement. On est ici plus proche de l’adolescent qui gribouille de mauvais graffitis sur la porte des toilettes de son école que de l’œuvre d’art ou même de l’article de presse. Le problème est que les graffitis sont publics et signés : tout le monde sait qui écrit quoi. Indépendement des problèmes d’image que je mentionne ici, dans Facebook et dans beaucoup d’autre sites comme Google ou Yahoo, il y a des robots. Ces robots sont chargés d’analyser l’ensemble des données de tout le monde et d’en tirer un maximum d’information. Leur but : vous connaître mieux que vous ne vous connaissez vous même. Prévoir ce que vous penserez, comment vous allez voter, quel sera votre opinions concernant tel ou tel autre fait divers. Et bien sur, si vous avez aimez ceci, alors vous adorerez cela. Toute ces projections permettent de nous vendre ce que nous désirons avant même d’y avoir penser. Mais ça rend également possible de formidables capacités à nous manipuler, à nous empêcher de penser autrement ou à nous faire manipuler d’autres personnes en les « invitant à » je ne sais quoi.
Figurez-vous que ça arrange bien les acteurs de l’industrie informatique et les gouvernements que le public ne soit pas éduqué. Ainsi, il est facile de vous vendre des choses inutiles, voire clairement malveillantes. Ainsi vous n’apprenez pas à vous exprimer efficacement sur des sujets auxquels vous tenez. Ainsi vous êtes de bons consommateurs de média et non des acteurs du monde nouveau qui est en train de naître sans vous. Autant dire que ce nouveau monde, les puissants veulent le contrôler, conserver ce qui leur est acquis, car un peuple qui est éduqué et qui s’exprime est, comme l’histoire a su le montrer, un peuple dangereux pour ceux qui détiennent le pouvoir, et je ne parle pas que de pouvoir politique. À cela il ne faut pas ignorer le niveau d’incompétence des députés et sénateurs, et donc aisément manipulable, qui en sont au même points que la plupart de leurs administrés à ce sujet.
Deuxième catastrophe, Internet s’est mis à générer beaucoup d’argent. Énormément d’argent. Selon le magazine Challenge dans un article de 2013, les 250 plus grandes entreprises de l’Internet représentent à elle seule 4 500 milliard de dollars de chiffre d’affaire. Et il ne s’agit que des 250 plus grandes. Alors évidemment de tels chiffres sont difficile à intégrer et à comprendre tant il donne le tournis, mais pour comparaison le budget annuel total de la France représente environ 1 500 milliard de dollars et le chiffre d’affaire du divertissement (musique, cinéma, livre, etc.), tout pays confondus, représenterai environ 1 000 milliard de dollars. Or après observation des campagnes de lobbying très intenses des grands groupes industriels et des géants de l’Internet comme Apple, Google ou Microsoft nous pouvons très facilement déduire que ces entités génèrent d’autant plus d’argent si les utilisateurs (et les députés) restent idiots avec leurs outils informatiques. Par ailleurs, si tout le monde comprenait les tenant et aboutissant, il est évidant qu’un grand nombres de pratiques informatiques courantes, nauséabondes mais extrêmement lucratives seraient mise à mal. Nous sommes donc en face d’une double raison pour l’entretien de l’utilisateur de l’informatique et d’Internet dans l’ignorance.
Bien que le problème du rapport du monde avec l’informatique soit un problème global – Eben Moglen le qualifie de catastrophe écologique -, la France est aujourd’hui un cas d’école pour ce qui est du manque de culture informatique : dans un classement de l’OCDE, la France arrive dernière ex-æquo avec la Roumanie, que ce soit pour le manque de culture informatique de la population ou pour le niveau dispensé dans l’enseignement public au collège et au lycée.